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Comment je me suis fait mettre KO au slum de Dharavi à Bombay

Dernière mise à jour : 9 avr. 2023


Frederic Soltan/Getty Images

Le train démarre, j’ai l’impression d’être dans les transports en commun en Ile-de-France et je repense à la vie que j’avais en région parisienne… Javed, notre guide, me sort de mes pensées et commence son introduction sur les trains à Bombay : « Tu peux choisir de voyager dans un wagon pour hommes, un pour femmes ou un mixte. Tu peux aussi choisir de voyager en première ou en seconde classes, la différence entre les deux est le prix (70 INR / 87 centimes d’euros pour la première classe contre 10 INR / 12 centimes d’euros pour la seconde), le confort des sièges et surtout, le monde »… Principal transport en commun de la ville, les trains de Bombay sont parmi les plus surchargés du globe avec, accroche-toi bien, plus de huit millions de voyageurs par jour ! Cette surcharge de passagers amène les trains à voyager les portes ouvertes, ce qui a pour conséquence le décès de cinq personnes en moyenne par jour et encore plus de blessés, selon les dires de notre guide. « Et encore, les cas de morts/accidents par jour étaient beaucoup plus importants avant, lorsque les gens pouvaient monter sur le toit des trains ». Médusée, j’observe notre wagon à moitié vide et essaie de l’imaginer complètement saturé en période de pointe… Sans transition, Javed me dit qu’il est heureux de nous faire visiter son " chez lui ". Et bim ! Je me prends la première claque de la journée ! Tenue impeccable, anglais irréprochable, Javed est loin de l’image que j’avais des personnes vivant dans un slum ou de celles que l’on montre à la télé. Il voit que je suis surprise et que ça a titillé ma curiosité. Il me parle alors de ses relations avec sa famille, du fait que, petit, il rêvait d’être pilote de chasse mais qu’il est très difficile d’échapper à la pression sociale liée aux slums (discrimination et affectation à des métiers jugés impurs à cause du système des castes qui les considère comme non-castes) et à la pression familiale (les notions de famille et de communauté sont très importantes en Inde). Puis, il me parle de ses sœurs, enfin « Je n’en ai plus qu’une maintenant. La plus grande avait une maladie au cerveau qu’il était difficile d’opérer, puis on n’avait pas assez d’argent. Elle est morte en début d’année ». Bam ! Uppercut dans ta face Clémence ! Notre tour de Dharavi n’a pas encore commencé que je suis déjà à terre à attendre le coup de grâce. Il est jeune mais il me raconte son histoire avec tellement de sagesse et d’insouciance que j’en ai le cœur d’autant plus brisé. Je tourne la tête en direction de la fenêtre et prends quelques instants afin d’encaisser ces informations. Javed semble avoir compris et attend que je sois prête à réengager la conversation, puis je me retourne vers lui et nos échanges reprennent…

Leonora Enking / Wikipedia

Trente minutes plus tard, nous sautons hors du train. « Welcome dans l’un des plus grands slums du monde ! Dharavi se divise en deux parties : la partie commerciale et la partie résidentielle ». Coincés entre une rivière et une voie ferrée, nous rentrons alors progressivement dans l’une des régions les plus densément peuplées du globe (un million de personnes y vivent entassées sur 2 km2 )…

Et le moins que l’on puisse dire, c’est que je m’attendais à tout, sauf à cela ! Recyclage des différents plastiques, savons cosmétiques refondus en savons ménagers, fabrication de produits 100 % cuir, tissus récupérés pour en faire des vestes 3 pièces, assemblage de pièces détachées pour valises… Je suis dans une véritable usine à ciel ouvert ! J’apprends qu’une partie de ces produits sont revendus aux industriels de Bombay, tandis que l’autre partie est destinée à la vente sur Amazon (si on m’avait dit avant aujourd’hui que les produits en provenance des slums pouvaient se retrouver si facilement sur Amazon, je ne l’aurai pas cru).

Daniel Berehulak /Getty Images

Les habitants de Dharavi étant nombreux à exercer un métier en dehors du bidonville, ce sont des ouvriers externes au slum qui se rendent à Dharavi pour y travailler. Ces derniers sont logés dans la partie commerciale et travaillent 8 heures par jour pendant 7 à 8 mois avant de rentrer chez eux pour nourrir leur famille. Les femmes, quant à elles, sont très peu à travailler sur place et logent dans la partie résidentielle. Le salaire journalier d’un ouvrier est de 400 INR (5 euros) et de 500 INR (6,30 euros) pour les personnes faisant des boulots à risque (exposition à des produits chimiques, inhalation de vapeurs de plastiques… ) : c’est si peu, d’autant plus quand tu apprends que Dharavi génère environ 600 millions de dollars par an de chiffre d’affaires !

« On passe à la partie résidentielle maintenant. Attention à vos têtes et à où vous mettez les pieds », nous dit notre guide. Véritable labyrinthe de ruelles toutes plus étroites les unes que les autres, les petites maisons en pierres (et non pas en tôle comme on pourrait l’imaginer) sont entassées dans une pénombre quasi-totale. Il fait une chaleur pas possible, le taux d’humidité est à son comble (nous sommes en plein période de mousson), je sue à grosses gouttes, je suffoque : j’ai l’impression d’être dans un four ! Tout en prenant une dose de Ventoline, je suis les instructions de notre guide qui semble s’amuser à nous perdre dans son quartier natal « Vas tout droit, tournes à gauche, tournes à droite » ; complètement désorientée en plein milieu de Bombay, je me sens toute petite et ai le sentiment d’être une microscopique fourmi perdue au sein d’une immense fourmilière ! « Imaginez-vous en temps de covid, lorsque tout était fermé et que ça grouillait de monde parce que les gens n’avaient plus de travail ». Heu, non, je n’imagine pas !

Kristian Bertel / Wikipedia

« Et là, c’est ma maison », je lève la tête. « Ma famille et moi vivons tous ensemble au premier étage, dans une seule et même pièce qui nous sert de cuisine, de salon et de chambre », j’encaisse le coup mais l’anecdote qui a fini de m’achever est la suivante : « Mis à part quelques familles plus aisées, personne n’a de toilettes chez lui. Il faut se rendre à la seule latrine commune pour 1 400 personnes ». Cette dernière est une plateforme surélevée dans laquelle il y a un trou, c’est tout, et qui est à la vue de tout le monde… Je sens ma mâchoire qui se décroche et un hoquet de stupéfaction sort alors de ma bouche. Je viens de me prendre le crochet de ma vie ! Il faut le voir pour le croire, et encore… Ce n’est pas possible ! Comment est-ce possible de vivre avec si peu de confort et zéro intimité ? Comment est-ce possible de vivre dans des conditions de vie pareilles, de nos jours ? C’est inconcevable ! Moi, Clémence, installée en Inde depuis deux ans, n’aurai jamais pensé vivre là, tout de suite, maintenant, le plus gros choc culturel que je n’ai jamais vécu du haut de mes 33 ans d’existence ! En proie à des émotions contradictoires, j’observe notre guide du coin de l’œil et me dis que ça ne doit pas être évident pour lui de parler à cœur ouvert de sa vie et de voir nos réactions à nous, étrangers, face à son quotidien à lui.

Des enfants en train de jouer dans la rue nous font coucou. L’un d’eux s’approche de nous et me serre la main « Whats’ your name ? », je rigole d’avance car je sais que mon prénom est difficile à prononcer. « Climens, heu, Clémonz… », lui et ses copains explosent de rire, puis ils repartent tout sourire jouer au loup. Ce genre de scène me touche à chaque fois : l’innocence de l’enfance en contraste avec l’environnement alentour. C’est la misère, mais ce n’est pas celle à laquelle on croit, ni celle que les médias adorent nous montrer, c’est autre chose, une autre forme de pauvreté à laquelle nous ne sommes pas confrontés chez nous, les pays « westernisés » (USA, Canada, Europe …) comme ils aiment nous appeler en Inde. Ce qui me frappe à chaque fois c’est que, malgré cette misère, les gens sourient, rient, sont chaleureux, accueillants… Je ne saurai comment décrire cela, c’est comme si malgré toute cette dureté, la joie de vivre n’est jamais très loin. Quelle leçon de vie.

Nous continuons notre slalom entre les ateliers de pâtisseries-boulangeries (ces dernières sont revendues dans tout Bombay), les commerces de proximité, les lieux de culte, les écoles et les ateliers de poterie. Javed nous apprend que chaque communauté a un travail bien défini au sein du slum (tanneurs de l’Etat du Tamil Nadu, travailleurs de maroquinerie et du textile du Maharashtra… ) et que les potiers de l’Etat du Gujarat sont ceux qui gagnent le mieux leur vie au sein du bidonville et sont parmi les seules familles à avoir des toilettes et salles de bains chez elles. Effectivement, les maisons sont moins entassées, plus grandes et on l’air en meilleur état. Puis, mon regard se pose sur de grandes tours qui surplombent le slum : notre guide nous explique que les bâtiments construits au sein du bidonville avant 1995 sont légaux et reconnus par le Gouvernement et que tous ceux qui sont construits après 1995 sont considéré comme illégaux. Le Gouvernement cherche à raser progressivement ces habitations non reconnues et à les remplacer par des logements dans des tours neuves. Si certains habitants y voient l’opportunité de sortir de la pauvreté et avoir accès à un logement gratuit, neuf, avec salle de bain et eau courante, beaucoup d’autres s’y opposent de peur que l’activité économique et la vie sociale au sein de Dharavi n’y soient détruites.


M M from Switzerland / Wikipedia

Javed tient à nous faite visiter les locaux de Reality Tours & Travel. On le sent fier de nous montrer là où il travaille et pour cause, c’est grâce à cette entreprise qu’il a pu apprendre l’anglais et devenir guide (80% des profits générés par les tours guidés sont reversés à l’association Reality Gives pour aider et former les gens du slum). Il semble profondément reconnaissant et n’arrête pas de nous remercier, c’est touchant. « On va finir notre tour par la partie street art ». Pendant que nous nous baladons dans un quartier de Dharavi qui s’apparente à une grande résidence, je me fais la réflexion comme quoi Lucas et moi nous sommes déjà perdus dans des endroits comme celui-ci sans même se rendre compte que c’était des slums et que cela ne craint pas plus que cela en réalité, que nous avons une image déformée des bidonvilles et de l’Inde en général … Je me reconcentre sur ce que dit le guide et observe les peintures aux murs : j’aime beaucoup ces graffs !



Je glisse un billet dans la main de Javed, ce dernier me fais un discret hochement de tête en guise de remerciement, nous fait l’un de ses plus beaux sourires et s’en va. J’ai le cœur serré, je sais que le pourboire que nous lui avons donné est généreux et qu’il aura de quoi nourrir correctement sa famille ce soir, mais qu’en est-il de demain et des jours suivants ?

Au restaurant ce soir-là, je ne me sens pas dans mon assiette, cette visite m’a retourné et je ne peux m’empêcher de me poser les questions suivantes : pourquoi suis-je née dans ce pays, dans cette famille et dans ces conditions-là ? Tandis que d’autres sont nées dans des conditions défavorables et sont destinées à en baver toute leur vie ? Je sais bien que ces questions sont sans réponses, mais tout de même, je ne peux m’empêcher de ressentir une profonde injustice et incompréhension à chaque fois que je fais face à ce genre de situation, alors je me console en me disant que c’est cela, aussi, l’intérêt du voyage : savoir sortir de sa zone de confort, avoir une prise de conscience, savoir se remettre en question.



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